A l'heure où l'écosystème de santé devient sans cesse plus complexe et que nous devons maîtriser les coûts de notre système pour faire face aux dépenses nouvelles (vieillissement de la population) sans augmenter les prélèvements sociaux, les solutions les plus efficaces sont inventées ailleurs par des entreprises qui n'hésitent pas à se servir du potentiel du digital, de la data et de l'intelligence artificielle pour révolutionner la médecine, gagner en précision, en efficacité, et répondre aux nouvelles attentes du patient. Comprendre qu'il y a urgence à changer de paradigme est désormais une question de survie. Il y va de la compétitivité et des performances des systèmes de santé français et européens qui sont menacés de perte de vitesse face aux évolutions technologiques venues des Etats-Unis et de Chine.
Comme d'autres domaines, la médecine est entrée en régime d'"info-obésité", ce qui représente un réel défi pour tous les praticiens. Tout d'abord, concernant les connaissances qu'un professionnel de santé doit connaître pour bien nous soigner, intéressons nous à l'explosion du nombre de publications. En 2010, on estimait déjà qu'un article paraissait toutes les 26 secondes et qu'un médecin devrait en lire 5000 par jour s'il souhaitait mettre à jour l'ensemble de ses connaissances. Cette tendance a été confirmée durant la crise de la Covid-19 où ce ne sont pas moins de 200 000 publications qui ont été soumises aux revues spécialisées en l'espace de 18 mois. Les professionnels de santé ont évidemment de quoi se perdre dans cette jungle informationnelle. Et il serait inhumain d'exiger qu'ils ingurgitent une telle littérature. La révolution numérique et la digitalisation des usages aboutissent à une multiplication des données de santé, parmi lesquelles figurent les "résultats patients, données des essais cliniques, données génétiques, données biocliniques, données pathologiques, prescriptions de pharmacie, résultats de laboratoires, etc. Actuellement, on estime que le volume mondial de cette data double tous les 73 jours (cf article Dumien Dubois dans DSIH du 2 mars 2021), ce qui constitue une manne précieuse pour tous ceux qui savent l'exploiter.
Face à cette augmentation exponentielle de l'information sous toutes ces formes, les nouvelles technologies deviennent un complément indispensable des dispositifs de santé traditionnels. Par exemple, dans le cas des lymphomes, la recherche médicale a identifié des dizaines de caractéristiques fiables pour estimer les chances de survie. Mais ils requièrent l'usage d'algorithmes et de l'intelligence artificielle tant les corrélations et les calculs de probabilité sont complexes.
Le cas de l'ARN messager est symptomatique des gains engendrés par la convergence des pratiques et des savoirs dans un contexte de démocratisation des nouvelles technologies. Ainsi qu'a pu le révéler le fondateur de Moderna, Stéphane Bancel, c'est l'hybridation entre informatique et médecine qui a permis de créer le vaccin aussi rapidement : "Si on a les briques biologiques, le design d'un nouveau produit est aussi simple qu'un "copier-coller" de traitement de texte. Comme on travaillait déjà sur d'autres types de vaccins, dès que la séquence génétique du virus Sars-CoV-2 a été publiée en ligne, début janvier 2020, on a pu, en quelques minutes, changer le code sur notre plateforme ARNm pour qu'il commande aux cellules de fabriquer la protéine Spike, qui amène notre organisme à produire les bons anticorps". Puis quelques semaines se sont écoulées pour transformer cette modélisation en un vaccin dans un tube à essai. Ce qui a mis le plus de temps, ce sont les essais cliniques. Mais in fine, c'est bien la rencontre entre le digital et la santé qui a conditionné une telle prouesse et sans doute sauvé la vie de millions de personnes. Cette hybridation du digital et de la médecine a permis de faire face à l'urgence sanitaire, elle est porteuse demain d'une accélération des innovations en santé. La question est de savoir si nous serons capable en France de "décloisonner" les savoirs et de cesser de fonctionner en silo pour retrouver ce génie créatif qui nous fait aujourd'hui défaut"
Enfant de l'Internet et du Web 2.0, le patient des années 2020 n'est plus le même qu'auparavant. Informé et connecté, il s'est habitué à consulter les sites spécialisés, à se renseigner sur ses symptômes et sur la maladie, à échanger avec d'autres patients et à supposer des diagnostics, en amont de la consultation. Si ces évolutions sont parfois mal perçues par les médecins qui craignent de perdre leur légitimité, cet empowerment (autonomisation) du patient est la conséquence directe de notre entrée dans la civilisation digitale.
A l'instar d'autres secteurs, la santé n'échappe pas à ce mouvement de fond qui fait du consommateur ou du patient un acteur éclairé et informé avec lequel les professionnels doivent composer, qu'ils le veuillent ou non. En Europe ou en France, nous nous situons à un moment charnière pour la suite des événements : des solutions digitales sont inventées partout ailleurs dans le monde pour faciliter la prise en charge et le parcours de soins au moment même où les patients réclament ces dispositifs voire les plébiscitent. Ils ne comprennent pas que nous ayons autant de retard en la matière.
Il faut se rendre à l'évidence : sitôt que la digue qui empêche les GAFAM et les BATX de faire de la médecine en France sautera, ces acteurs prendront une place déterminante comme cela a été le cas dans d'autres secteurs. Si nous n'avons rien préparé et que nous sommes incapables de répondre aux attentes des patients, des entreprises américaines et asiatiques viendront combler le vide existant.
Pour le moment, la digitalisation du système de santé est restée une promesse inachevée. Les efforts pour combler l'écart entre les demandes des patients et les solutions proposées ne sont pas à la hauteur des enjeux. L'échec du DMP - "dossier médical personnalisé", renommé "dossier médical partagé" en 2018 - est emblématique de ces difficultés. 500 millions d'euros auraient été engloutis dans le déploiement du DMP entre 2004 et 2018 pour des résultats peu probants au regard du taux de remplissage et d'utilisation réelle. La principale raison réside sans doute dans la conception du projet. A la différence des solutions numériques qui rencontrent un réel succès en partant des usages et des aspirations de l'utilisateur, le DMP a été imposé de manière verticale et descendante, ce qui n'a pas encouragé l'appropriation de cet outil par les médecins et les patients.
Alors que le chantier du DMP a été relancé en février 2022, avec l'ouverture de Mon Espace Santé, il est primordial de tirer les leçons de ces expériences passées.
Pour que cette nouvelle initiative fonctionne, il est capital de s'inspirer de la culture numérique et de s'enraciner dans les besoins du terrain. S'il est couronné de succès, le déploiement cette plateforme aboutira à une meilleure prise en charge, une optimisation du parcours de soins et de substantielles économies pour l'Assurance Maladie. Ce sera véritablement une première étape pour aller vers une modernisation complète de notre système de santé.
A l'horizon 2030, il est presque certain que la consultation médicale intégrera une composante digitale et que les patients auront accès à une gamme d'outils numériques qui simplifiera leur quotidien. C'est inéluctable. Le gouvernement français ne s'y est pas trompé puisqu'il a annoncé, à l'occasion du Ségur de la Santé, qu'une enveloppe de 650 millions d'euros serait allouée au développement de l'e-santé : 95 millions pour la croissance et le perfectionnement du secteur de l'imagerie médicale ; 81 millions pour la formation d'étudiants en santé, d'ingénieurs et de juristes aux défis du numérique ; 63 millions pour la mise en relation de professionnels de santé et de startupers autour d'expérimentations innovantes ; 60 millions pour la recherche et l'émergence de technologies de rupture. A défaut de résoudre tous les problèmes, ces efforts témoignent d'une prise de conscience par les pouvoirs publics des retards de notre pays en matière de médecine digitalisée. Mais, pour en arriver là, beaucoup de marches restent à gravir. A ce stade, le système de santé français souffre encore d'archaismes et de pesanteurs qui pénalisent directement le patient, les médecins et l'ensemble des personnels du secteur. Il y a plus que jamais urgence à transformer le système à leur profit.